Cher monsieur Blanchet,

À titre de présidente de l’ACFA, l’organisme porte-parole de la francophonie albertaine depuis 1926, je me dois de répondre à certains propos qui ont circulé au cours de la dernière semaine et auxquels vous avez renchéri lundi en traitant notamment une employée brillante et prometteuse de notre organisation de « naïve », ce qui nous a profondément blessés.

C’est grâce au travail colossal de 25 000 personnes qui travaillent au quotidien en français que nous avons accès une gamme de services en français et que les quelques 261 000 Albertains et Albertaines d’expression française peuvent aspirer à une vie en français. Évidemment, une large part d’entre eux sont des enseignants, mais on compte également des artistes, des journalistes, des gens d’affaires, des coiffeurs, des massothérapeutes, des plombiers, des électriciens, des travailleurs communautaires, des animateurs culturels, des comptables, des médecins, des psychologues, des infirmières, des avocats, des juges, des fonctionnaires et j’en passe. Tout un chacun contribue à enrichir nos possibilités de nous faire servir en français en Alberta, provoquant parfois d’agréables surprises comme lorsqu’il m’arrive d’être servie en français dans un restaurant ou que l’ouvrier paysagiste qui se présente pour des travaux à ma résidence se met à me parler en français, lorsqu’il dénote mon accent francophone que je ne peux cacher même après 25 ans à vivre ici.

Vivre en situation francophone minoritaire, c’est notre réalité au quotidien. Nous ne sommes pas naïfs et nous sommes bien au fait des limites de cette réalité Je ne vous dirai donc pas que c’est toujours facile et automatique, loin de là ! En Alberta, chaque matin, les membres de nos communautés francophones doivent se lever avec cette volonté intrinsèque de vivre en français et faire des choix conscients pour y parvenir. Pour ce faire, on apprend à naviguer dans les réseaux qui nous donnent accès à cette francophonie et aux services en français. Nous ne sommes pas naïfs. En fait, je crois plutôt que nous osons rêver. Rêver, c’est se donner l’opportunité de cocréer la francophonie albertaine d’aujourd’hui et de demain, une communauté pluraliste et inclusive au sein de laquelle tous les Albertains et Albertaines peuvent se reconnaitre et s’épanouir en français.

La francophonie albertaine est une communauté francophone en croissance. Bien que son poids démographique diminue, le nombre d’Albertains ayant le français comme première langue officielle parlée a augmenté de 36% sur une période de 20 ans (2001-2021), tandis que le nombre d’Albertains ayant une connaissance du français a augmenté de 55% sur une période de 30 ans (1991-2021), témoignant de la vitalité et du dynamisme de notre communauté. La francophonie albertaine est aussi une communauté diverse. Elle est composée de 25% de personnes nées en Alberta, de 47% provenant d’ailleurs au Canada et de 28% provenant de la francophonie internationale. D’ailleurs, saviez-vous qu’il y a deux fois plus d’Albertains qui font le choix d’apprendre le français que d’Albertains dont c’est la langue maternelle ?

Il y a un dicton dans nos communautés : « Le français s’apprend, l’anglais s’attrape ». Nous sommes conscients qu’il faut être vigilants, car l’assimilation guette. C’est une réalité que nous apprenons rapidement. Or, alors que l’éducation est un pilier fondamental de chaque société pour la transmission de la langue et de la culture, longtemps nos communautés n’ont pas eu le droit à l’éducation en français. Nous avons obtenu la gestion scolaire de nos écoles francophones il y a seulement 30 ans. C’est une histoire toute récente qui s’écrit et nous avons encore énormément de rattrapage à faire. En 1984, nous avions seulement 2 écoles francophones en Alberta et 367 élèves. Aujourd’hui, nous pouvons compter sur un réseau de 43 écoles francophones, réparties à travers la province, et accueillant près de 9 500 élèves. Quel chemin parcouru grâce à la vision, aux plaidoyers et à l’engagement de parents convaincus et de nos conseillers scolaires !

Grâce à un travail exhaustif initié par l’ACFA et la Fédération des conseils scolaires francophones de l’Alberta (FCSFA) afin de dénombrer adéquatement les enfants d’ayant droit lors du dernier recensement, nous avons appris que nous avions un potentiel de 75 000 enfants (0 à 18 ans) admissibles à l’éducation francophone en Alberta. Ce nombre est au-delà de nos attentes et permet maintenant à nos conseils scolaires francophones de fournir des plans d’immobilisation basés sur des données probantes au gouvernement albertain. Pour accueillir ces enfants, nous devons poursuivre et accélérer le développement et la construction de garderies et d’écoles francophones équivalentes. En mars dernier, nous apprenions d’ailleurs que le gouvernement de l’Alberta allait financer 8 nouveaux projets d’écoles francophones !

Notre continuum de l’éducation francophone ne serait pas complet sans une institution postsecondaire francophone forte. Bien que petit, le Campus Saint-Jean a contribué à former de nombreux leaders franco-albertains au fil des ans et continue à jouer un rôle crucial pour l‘avenir de la francophonie albertaine. Le Campus Saint-Jean, qui annonçait récemment un premier programme de doctorat dès septembre 2024, doit poursuivre sur sa lancée et son histoire d’excellence. Comme vous le savez certainement, l’ACFA est très impliquée dans ce dossier. Nous devons veiller à accroître rapidement et substantiellement son offre de programmes et le nombre d’étudiants qui le fréquentent afin de répondre aux besoins d’une francophonie albertaine qui, comme je l’ai mentionné précédemment, croit et se diversifie rapidement.

La Loi sur les langues officielles, modernisée en 2023 et dont l’ACFA a été un moteur important de la mobilisation communautaire initiale reconnait désormais la fragilité du français, partout au pays, et le besoin de mesures spécifiques. Elle oblige notamment le gouvernement fédéral d’adopter une politique en matière d’immigration francophone avec l’objectif de rétablir le poids démographique des communautés francophones et acadiennes, ce qui constitue un gain essentiel pour nous. Nous sommes d’ailleurs très reconnaissants de l’appui du Bloc québécois envers des modifications souhaitées par nos communautés. Il reste cependant du travail à réaliser, et ce, rapidement. Des règlements sont toujours attendus afin que la Loi modernisée puisse être pleinement mise en œuvre et le Commissaire aux langues officielles doit avoir pleinement accès à ses nouveaux pouvoirs. Également, les initiatives promises dans le Plan d’action sur les langues officielles 2023-2028 doivent être développées et activées.

Mais l’appui du gouvernement fédéral n’est pas suffisant. Notre gouvernement provincial a aussi un rôle à jouer. La semaine dernière, la ministre albertaine des Arts, de la Culture et de la Condition féminine et ministre responsable du Secrétariat francophone, Tanya Fir, une alliée anglophone, dévoilait le Plan d’action 2024-2028 de la Politique en matière de francophonie, adoptée par le gouvernement de l’Alberta en 2017 et révisée en 2023. Tout en priorisant des secteurs d’interventions clés identifiés par notre communauté, ce plan d’action engage tous les ministères albertains. Oui, tous les ministères ! Pour se réaliser, de nombreuses actions de ce plan nécessiteront les contributions d’une main-d’œuvre francophone et bilingue. D’ailleurs, en janvier dernier, lors d’une table ronde organisée par la ministre Fir, et à laquelle de nombreux représentants d’organismes francophones ont participé afin de discuter de la mise en œuvre de la Politique en matière de francophonie, l’enjeu principal qui est ressorti, peu importe les secteurs d’interventions, est le besoin d’une main-d’œuvre francophone et bilingue qualifiée. Des ministères commencent d’ailleurs à identifier les compétences linguistiques de leur personnel. Ainsi, au fur et à mesure que cette politique sera mise en œuvre, nous sommes convaincus que les occasions de travailler en français se multiplieront. Les plus pessimistes nous diront qu’il ne s’agit que d’une politique. Sachez que notre communauté aspire à se doter d’une loi, mais qu’actuellement, nous voyons de belles occasions à saisir et des ouvertures que nous avons rarement vues auparavant.

Chaque victoire, en matière de politiques publiques, est un nouvel ancrage sur lequel nous pouvons nous appuyer pour aspirer à un avenir meilleur et l’ACFA, appuyée par un réseau solidaire d’organismes et d’institutions francophones, y œuvre avec passion et détermination.

Les craintes concernant l’anglicisation du Québec et l’assimilation au sein de nos communautés francophones en situation minoritaire sont légitimes et doivent nous interpeller nationalement. La francophonie est l’un des éléments qui différencie le Canada d’autres pays et qui lui procure un avantage linguistique, culturel et économique unique.

En 2022, le gouvernement du Québec a renouvelé et bonifié sa politique en matière de francophonie canadienne. Cette politique exprime l’importance des liens de solidarité qui unissent toutes les personnes qui font le choix de vivre en français au Canada. Nous sommes convaincus qu’il est essentiel de travailler ensemble sur ces enjeux qui continueront de s’accentuer si des actions concrètes ne sont pas prises ; nos francophonies respectives n’en seront que renforcées. Lundi et mardi se tenait d’ailleurs à Montréal la 3e édition de Mobilisation franco, un événement organisé conjointement par la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) et le Centre de la francophonie des Amériques, afin de rassembler des intervenants du Québec et des francophonies canadiennes. Continuons à nous doter d’espaces de dialogue et de concertation communs nous permettant de mieux nous connaître, de nous inspirer mutuellement, de partager nos meilleures pratiques et de travailler ensemble sur des pistes de solutions communes pour l’avenir de la francophonie au Canada.

Si vous souhaitez venir nous visiter, c’est avec plaisir que je vous accueillerai et que je vous ferai découvrir un vaste réseau d’Albertains et d’Albertaines d’expression française passionnés. La situation sera largement différente de celle que vous vivez au Québec, mais elle n’en est pas moins réelle et valide.

En terminant, nous devrions saluer la détermination, la résilience et l’optimisme des personnes de partout au pays qui continuent à se tenir debout, à revendiquer pour leurs droits et à faire le choix d’une vie en français – qu’elle soit complète ou partielle – pour eux-mêmes et leur famille. Nous devrions aussi soutenir le rêve de nos jeunes leaders qui font le choix de poursuivre des études et de travailler en français, qui deviennent des modèles d’engagement pour leurs pairs et qui peuvent inspirer les futures générations à faire de même. Ces jeunes sont brillants. Leurs voix méritent d’être entendues, respectées et amplifiées.

Si nous n’osons plus rêver, à quoi bon lutter ? Longue vie aux rêveurs de la francophonie !

Sincèrement,

Nathalie Lachance,
Présidente de l’ACFA

 

Depuis 1926, l’ACFA est l’organisme porte-parole de la communauté francophone de l’Alberta. Son rôle est de faire valoir les intérêts de cette dernière et d’assurer son développement global.